
Il y a des noms qui devraient protéger. Des lieux qui devraient inspirer. Des symboles qui devraient rassurer.
Mais à Kounoune, dans la Cité Mbaba Guissé, le savoir lui-même semble avoir perdu ses chaussures dans la boue.
Cette cité, pourtant née du rêve noble d’abriter les enseignants (ces tisserands de la connaissance, ces artisans du futur) vit aujourd’hui une réalité indigne, presque insoutenable.
Quand il pleut, la dignité s’enlise
À chaque hivernage, notre cité devient un archipel d’îlots séparés par des mares d’eau croupie.
Pour sortir, il faut marcher, sauter, s’agripper, parfois tomber.
Les plus téméraires empruntent des charrettes, les autres attendent que le ciel se calme et que la terre sèche.
Nous avançons avec prudence, les pantalons retroussés, les sandales glissant sur la glaise.
Chaque pas devient un combat, chaque mètre conquis une victoire.
Les enseignants en activité partent au front, non plus avec des livres et des stylos, mais avec des bottes et des sacs en plastique noués autour des pieds.
Et nous, les retraités (ces anciens semeurs de savoir), nous observons, prisonniers de nos maisons, isolés comme sur une île sans pirogue ni chaloupe.
Le monde avance, mais nous restons coincés dans un marécage d’indifférence.
Le paradoxe d’une pluie devenue malédiction
Et comme si cela ne suffisait pas, voilà que j’entends encore tomber les gouttes de pluie.
Ce son, autrefois symbole de vie, d’espoir et de bénédiction, résonne aujourd’hui comme un glas. Au lieu de joie, c’est la peur qui s’installe.
La pluie n’arrose plus nos terres : elle noie nos chemins, elle bloque nos portes, elle emprisonne nos rêves.
Ironie du sort : ce premier jour de la rentrée des classes, il pleut encore.
Les élèves et les enseignants, déjà partis courageusement affronter le parcours du combattant, doivent se battre maintenant contre les eaux et la boue.
Nous, restés à la maison, n’osons même pas les appeler pour leur dire qu’il pleut encore… de peur de leur rappeler la difficulté du retour.
Ainsi va la vie dans la Cité Mbaba Guissé, où chaque pluie est à la fois bénédiction et désolation.
Quel paradoxe pour un peuple d’enseignants !
Une cité ensevelie sous l’eau et l’oubli
La Cité Mbaba Guissé devrait être un modèle d’habitat pour ceux qui ont bâti l’école sénégalaise.
Mais la nappe phréatique est si proche que les fosses septiques débordent.
Chaque semaine, les vidangeuses font la ronde, comme des ambulances d’urgence pour une cité malade.
Les eaux stagnantes deviennent le miroir trouble de notre désarroi : moustiques, odeurs, maladies, peur des effondrements.
Et pourtant, derrière chaque mur, il y a un enseignant, un formateur, un inspecteur, un retraité, des hommes et des femmes qui ont consacré leur vie à éclairer les autres.
Le savoir mérite des routes
Nous lançons un cri du cœur, un appel à la raison et à la justice.
Nous demandons à l’État, aux autorités locales et à tous ceux qui ont en charge le cadre de vie de regarder la Cité Mbaba Guissé, non plus comme un point sur une carte, mais comme une communauté humaine qui souffre.
Deux routes suffiraient à transformer notre quotidien :
- Une route reliant la cité à la sortie Sédima,
- Une autre reliant la cité à Kounoune village.
Ces routes seraient comme des fils d’or reliant le savoir à la dignité, des passerelles entre l’abandon et l’espoir.
Elles permettraient aux enseignants de partir travailler sereinement, aux élèves d’être fiers de leurs maîtres, et aux anciens de vivre leurs vieux jours dans la tranquillité qu’ils méritent.
Délocaliser ou assainir : mais agir !
Si l’assainissement n’est plus possible, alors qu’on délocalise la cité dans un espace plus sain, plus sec, plus digne.
Nous sommes fatigués d’être la cité qu’on visite uniquement en saison sèche.
Nous ne voulons plus de promesses qui s’évaporent dès les premières pluies.
Nous voulons un plan concret, une action visible, un signe de considération pour ces familles d’enseignants qui ont tant donné au pays.
Le tisserand du savoir ne demande pas la lune
Nous ne voulons pas de privilèges, seulement de la dignité.
Nous ne cherchons pas à voler, même si, dans mon livre Au-delà du futur, mes taxis volants transportent les citoyens au-dessus des embûches et des marécages.
Nous rêvons simplement d’une route, d’un égout, d’une cité où le savoir puisse respirer.
Car le savoir, lui aussi, a besoin d’un sol ferme pour grandir.
Nous sommes les tisserands du savoir, mais il nous faut encore du fil pour réparer le tissu social de nos cités.
Samba GUISSÉ
Tisserand du savoir, habitant de la Cité Mbaba Guissé (Kounoune)
