N°4 – SÉRIE : CHEIKH AHMADOU BAMBA, TRÉSOR MONDIAL CACHÉ – UNE STRATÉGIE D’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE UNIQUE EN AFRIQUE

Dans l’histoire économique contemporaine, peu de variables ont autant pesé sur le développement que l’aménagement du territoire. Un pays peut disposer de toutes les ressources humaines et naturelles, mais s’il concentre les services et les infrastructures dans un seul pôle urbain, il engendre déséquilibres, congestion, exclusion et pauvreté périphérique.

Les grandes écoles économiques modernes – des keynésiens aux institutionnalistes – ont souvent sous-estimé la centralité de cette question dans les trajectoires de développement.

Cheikh Ahmadou Bamba, bien avant l’émergence des théories de décentralisation et d’urbanisme stratégique, a conçu un modèle d’aménagement équilibré et polycentrique, en fondant Touba sur une base foncière juridiquement sécurisée, sans dépendre de l’aide extérieure, et en planifiant un maillage territorial autonome autour de cités satellites.

Ce modèle, encore largement ignoré des économistes, est pourtant un trésor d’inspiration pour les pays en quête de développement harmonieux et inclusif.

Dans l’histoire du continent africain, rares sont les initiatives locales qui ont su penser et mettre en œuvre une politique d’aménagement du territoire aussi cohérente, durable et autonome que celle initiée par Cheikh Ahmadou Bamba. Dès 1888, en fondant la ville de Touba, il jetait les bases d’un espace sacré à vocation spirituelle, économique, éducative et sociale.

UNE MÉGALOPOLE VISIONNAIRE FONDÉE SUR DES BASES JURIDIQUES SOLIDES

Dès l’origine, le fondateur du Mouridisme anticipa avec une rare lucidité les défis futurs, en matérialisant l’emprise foncière de Touba par un bail obtenu par ses héritiers dès 1930, puis transformé en titre foncier officiel en 1978. Cette intelligence stratégique, exceptionnelle pour son époque, témoigne de sa compréhension profonde : la souveraineté spirituelle ne saurait durer sans souveraineté territoriale, et celle-ci passe par la maîtrise du droit.
Peu de figures africaines surent à ce point allier spiritualité, stratégie et vision territoriale comme Cheikh Ahmadou Bamba. Dès la fin du XIXe siècle, il comprit que le combat contre le colonisateur ne se gagnerait ni par les armes, ni par la soumission. Il opta pour une résistance pacifique, fondée sur l’endurance morale, l’élévation spirituelle, et l’organisation collective. Son positionnement reposait sur une analyse stratégique rigoureuse : diagnostic des forces et faiblesses de l’occupant, anticipation des menaces, et construction d’une communauté résiliente.
Sa politique foncière s’inscrit pleinement dans cette même cohérence visionnaire. Il savait que sans ancrage territorial, aucune communauté ne pouvait s’inscrire dans le temps. C’est pourquoi, il lança les démarches d’acquisition officielle des terres de Touba, assurant ainsi une base juridique et matérielle solide à son projet spirituel. Ce choix, pionnier à son époque, s’ajoute à tous les actes stratégiques qui font de lui un vainqueur face à l’ordre colonial — non par la force brute, mais par la puissance tranquille d’une vision enracinée dans la foi, l’organisation, et la souveraineté intérieure.
Cheikh Ahmadou Bamba a bâti une ville autour d’un pôle central — la Grande Mosquée de Touba — d’où partent de vastes artères, organisant l’espace urbain selon une logique à la fois spirituelle et fonctionnelle. Cette ville, batie en 1888, a connu un boom démographique spectaculaire, passant de 2 670 habitants en 1960 à près de 2 millions aujourd’hui, devenant la deuxième plus grande ville du Sénégal après Dakar.. Plaçant aussi le département de Mbacké auquel elle est rattachée comme la circonscription départementale la plus peuplée du pays
Cette croissance démographique hors norme témoigne de l’attractivité de Touba, devenue capitale spirituelle, économique et culturelle. Avec de nombreux quartiers en extension mais sans bidonville
En reconnaissance de son modèle unique d’aménagement et d’urbanisme, la Conférence des Nations Unies sur les établissements humains (Habitat II) a officiellement classé Touba comme « ville modèle » en 1996, à Istanbul.

UN FINANCEMENT ENDOGÈNE, UN CHEMIN DE FER TIRÉ SUR 30 KM

L’édification de Touba s’est faite sans aide extérieure. Ni bailleurs, ni fonds internationaux, ni programme d’ajustement. Ce sont les disciples qui, par leurs dons volontaires, ont porté ce projet hors norme. Même lorsque l’administration coloniale tenta de bloquer la construction de la Grande Mosquée, les mourides relevèrent le défi grâce à un effort collectif titanesque. : ils financèrent eux-mêmes l’extension du chemin de fer sur plus de 30 kilomètres. Et ce, afin d’acheminer les matériaux. Une prouesse logistique et financière, réalisée avec une main d’œuvre exclusivement locale.
Contrairement aux grands projets urbains dépendants des financements extérieurs, la ville de Touba a été pensée et bâtie sur fonds propres, à travers les contributions volontaires des talibés. Aucun emprunt international, aucun plan d’ajustement imposé : une dynamique de mobilisation interne hors normes. À titre d’exemple, l’université de Touba est financée à plus de 37 milliards FCFA (environ 56 millions d’euro) uniquement par la communauté mouride.
La mosquée Massalikul Jinaan à Dakar, d’un coût de 20 milliards FCFA, dirigée par une femme ingénieure et achevée avec remboursement du reliquat au Trésor mouride est aussi un exemple à méditer.
Ce principe d’autonomie se retrouve également dans l’organisation sécuritaire assurée en grande partie par des forces internes à la communauté, avec un professionnalisme et une efficacité reconnus, notamment lors du Magal annuel, où plusieurs millions de personnes convergent vers la ville dans une harmonie remarquable.
Touba a un modèle d’approvisionnement hydraulique rarement observé dans les grandes agglomérations L’eau y est gratuite, grâce à des forages construits et gérés essentiellement par la communauté. Cette gratuité, rarissime dans les villes africaines, symbolise l’esprit de service et de solidarité qui sous-tend tout le projet.

UN CONTRE-MODÈLE AUX CAPITALES CONGESTIONNÉES

De nombreuses capitales africaines souffrent aujourd’hui d’un aménagement du territoire défaillant : surpopulation, embouteillages chroniques, insécurité foncière, stress urbain, surenchère immobilière… Dakar en est un exemple criant : avec à peine 0,3 % du territoire national, la capitale concentre plus de 25 % de l’activité économique du Sénégal, entraînant saturation, inégalités d’accès aux services et déséquilibres territoriaux profonds.
À l’opposé, Touba incarne un urbanisme harmonieux et décentralisé, porté par une planification inspirée et une solidarité communautaire.
Bien qu’elle soit aujourd’hui une commune, Touba est administrée avec l’assentiment du Khalife général des mourides, garant du respect de la vision initiale. Ce modèle de gouvernance hybride — entre légalité étatique et légitimité spirituelle — assure un pilotage à la fois stable, efficace et enraciné.
La ville, a su éviter les dérives de nombreuses villes africaines grâce à une ingénieuse stratégie d’aménagement du territoire pensée dès l’origine. En développant un réseau harmonieux de cités satellites et en implantant les fonctions économiques, éducatives et religieuses de manière décentralisée, le Mouridisme a posé les jalons d’un urbanisme plus équilibré, durable et résilient.

UN DÉVELOPPEMENT POLYCENTRIQUE ET DÉCENTRALISÉ AUTOUR DE TOUBA

Touba ne s’est pas enfermée dans un centralisme étouffant. Cheikh Ahmadou Bamba a déployé une forme de décentralisation spirituelle en envoyant ses représentants dans les zones périphériques, avec pour mission d’y bâtir des villages à la fois agricoles, éducatifs et religieux. Ces points d’ancrage, devenus au fil du temps des pôles structurants comme , Darou Moukhty, Ndindy ou Tindodi, constituent un réseau polycentrique unique en Afrique, pensé sans aucune pression extérieure.
Chaque mètre carré y est sacré, chaque espace mis au service du bien commun

À suivre dans la Tribune N°5 : UNE COMMUNAUTÉ TRAVAILLEUSE PAR EXCELLENCE : L’ÉTHIQUE DU TRAVAIL DANS LE MOURIDISME

Magaye GAYE
Économiste International
Ancien Cadre de la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD)

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